Schumann, La Nuit des rois
En mai 2021, Laurence Equilbey a proposé à Antonin Baudry de la rejoindre sur la scène de La Seine Musicale pour mettre en scène les ultimes ballades de Robert Schumann. Dans ce concert en forme de thriller politique, il est question de rois et de reines, d’amour, de malédiction et de meurtres.
Dans ce nouvel épisode, Thomas Baronnet vous parle de Robert Schumann, et plus précisément de la fin de sa carrière et de ses ultimes ballades.
Pour aller plus loin : le texte du programme de salle
Si l’un des enjeux du romantisme est de faire voler en éclat les cadres pour créer un espace d’expression profondément personnel, alors Robert Schumann peut être considéré comme un romantique parmi les romantiques. Au piano, il a délaissé le genre conventionnel de la sonate au profit de véritables albums de miniatures musicales (Scènes d’enfants, Carnaval, Papillons…) dont la poésie s’exprime tant par les titres que par la liberté de durée et de forme. Il en va de même dans sa musique symphonique et vocale.
À l’origine, la ballade est un genre littéraire dans lequel Johann Gottfried von Herder, Johann Wolfgang von Goethe ou encore Ludwig Uhland se sont illustrés. Mis en musique pour voix et piano, ces textes ont nourri le Lied allemand. Schumann, lui, en a fait de grandes fresques pour voix solistes, chœur et orchestre ; si le traitement d’une intrigue et la présence de personnages évoquent l’opéra, le format est bien plus court (de l’ordre de trente minutes). La ballade schumanienne est à l’opéra ce que la nouvelle est au roman. Et l’absence de conventions ou cadre prédéfini laisse au compositeur toute latitude dans le choix des textes, la dramaturgie, l’orchestration…
Ses quatre grandes ballades ont été composées en 1852. Deux ans plus tôt les époux Schumann s’étaient installés à Düsseldorf où Robert venait d’être engagé comme Generalmusikdirektor, un poste prestigieux cumulant direction d’orchestre et composition. Pourtant, les difficultés se sont vite accumulées : peu apte à la direction, souffrant déjà de graves troubles psychiques (schizophrénie, hallucinations auditives…), Schumann dut renoncer peu à peu à ses fonctions de chef jusqu’à démissionner. En 1854, au comble du désespoir, il se jeta dans le Rhin, d’où il fut repêché ; c’est en asile psychiatrique qu’il finira ses jours.
Après Le Fils du Roi et La Fortune d’Edenhall, Schumann a livré ses deux ballades les plus abouties. La Malédiction du chanteur et Le Page et la fille du roi projettent le thème de l’autoritarisme à travers un Moyen Âge haut en couleurs, à la limite du merveilleux.
Dans Le Page et la fille du roi, le crime royal est le nœud de l’intrigue. Schumann divise l’œuvre en quatre petites ballades, chacune dotée d’une « couleur » spécifique : chasse et badinage dans la première, noirceur dans la seconde, légèreté et magie dans la troisième, dans la dernière enfin l’allégresse… puis l’abattement. Schumann choisit et adapte un texte d’Emmanuel Geibel marqué par les idéaux de la Révolution française, auxquels font écho les troubles révolutionnaires de l’Allemagne du milieu du XIXe siècle. Geibel traite de la liberté d’aimer au-delà des différences sociales, un thème qui touche Schumann pour des raisons personnelles et politiques. Composée en seulement quelques jours, l’œuvre fut créée le 2 décembre 1852, sans grand succès ; c’était, du reste, la seule œuvre du concert que Schumann fut autorisée à diriger.
La Malédiction du chanteur aborde avec force le désir de liberté des peuples, et le pouvoir puissant de la musique. Cette fois Schumann traite le sujet en une longue scène de quarante minutes qui présente une formidable variété de textures : la couleur lugubre des cordes et bois de l’introduction, la harpe comme symbole du troubadour, la solennité des trompettes royales ou encore la puissance des grands tutti orchestraux et vocaux. La dernière malédiction proférée par le musicien est saisissante d’actualité : « Celui qui tue la musique sera plongé dans une nuit éternelle ! ». Hélas, l’œuvre ne sera jamais représentée du vivant du compositeur faute de trouver un musicien capable d’assumer l’exigeante (et centrale) partie de harpe. Il faudra attendre le 28 février 1857, soit un an après la mort de Schumann, pour que la ballade soit créée à Elbersfeld.
Le Requiem pour Mignon et le Nachtlied (« Chant de la nuit ») témoignent d’une autre période troublée de la vie de Schumann, marqué par la brutalité des répressions politiques de 1849 à Dresde. S’inspirant du Wilhelm Meister de Goethe, Schumann tire un dyptique du personnage de Mignon – une très jeune orpheline habillée en garçon : l’opus 98a contient neuf Lieder (mélodies pour voix et piano), tandis que l’opus 98b présente l’épisode dramatique des obsèques de Mignon avec solistes, chœur, orchestre. La thématique – transcender la mort et l’obscurité – ainsi que le traitement musical (rythmes de procession, importance des trombones, présence d’un « maître de cérémonie » incarné par la basse soliste…) donnent à cette œuvre une portée initiatique, si ce n’est maçonnique. Dans le roman, Goethe avait décrit quatre enfants et un chœur invisible qui se répondent en antiphonie ; ce que Schumann a matérialisé par l’opposition entre les jeunes solistes face au chœur, lui, est conçu davantage comme une présence spirituelle plutôt qu’une apparition concrète.
Empreint d’une atmosphère onirique, le Nachtlied – composé sur un poème de Friedrich Hebbel – traite moins du sommeil que de la quête de la paix intérieure. Dès les premières mesures, les altos (puis les basses) présentent un motif hésitant, frémissant, tel une étincelle de vie qui émerge des profondeurs du grave. Tout l’enjeu de cette pièce est là : nourrir cette étincelle, atteindre le sommet de l’agitation et du sublime (« Je sens naître en moi une vie immense, qui s’élève et réprime la mienne »), sommet auquel succède une longue phase d’apaisement, résolution de la tension initiale, qui se perd dans les pizzicati des cordes et une ultime vocalise des instruments à vent. Comme si, à travers sa musique, Schumann cherchait le pouvoir de maîtriser et apaiser ses maux et ceux du monde qui l’entoure.
Yann Breton pour Insula orchestra