Mozart, Lucio Silla

Lucio Silla, cette œuvre de jeunesse de Mozart qui bouscule les codes de l’opera seria. Dans la passion du dictateur romain Lucio Silla pour Giunia, l’adolescent Wolfgang n’aurait-il pas retrouvé les émois amoureux qu’il vivait alors ? D’où cet alliage inimitable entre profondeur et légèreté, intensité et grâce.

Cette partition qui préfigure le romantisme n’aura plus de secret pour vous après les explications de Thomas Baronnet !

Pour aller plus loin : le texte du programme de salle

En octobre 1772, Wolfgang Amadeus Mozart et son père ont obtenu un congé du nouveau prince électeur de Salzbourg, l’archevêque Colloredo, pour partir en Italie. Leur troisième voyage dans la péninsule a pour cause la commande passée à l’adolescent pour le Teatro Regio Ducale de Milan : un opera seria destiné à ouvrir la saison, Lucio Silla, sur un livret de Giovanni de Gamerra.

L’histoire tient en quelques mots : le dictateur romain Lucio Silla désire épouser la fille de son ennemi Marius, Giunia, qui de son côté aime Cecilio, un proscrit. Dans le même temps, la sœur de Lucio Silla, Cecilia, est aimée de Cinna. Tous deux complotent avec Cecilio pour tuer le dictateur. À la fin de l’opéra, Silla, qui a découvert le complot, renonce à Giunia, pardonne à tous et abdique.

Comme souvent dans l’opera seria, le livret mélange figures historiques et personnages fictifs. Si le dictateur Sylla (-138-78 avant J.-C.) a bien existé ainsi que ses ennemis Caïus Marius et Lucius Cinna, le couple d’amoureux Giunnia et Cecilio est totalement imaginaire. Ce sont également les conventions de l’époque qui greffent une intrigue amoureuse à la trame politique. Quant au thème de la clémence, s’il est récurrent dans les productions de cette période de despotisme éclairé, il traduit bien l’humanisme de Mozart. Ce n’est pas un hasard si le pardon, déjà présent dans Mitridate, irriguera nombre de ses opéras futurs : L’Enlèvement au Sérail et La Clémence de Titus pour la clémence politique ; Cosi fan tutte et Le Nozze di Figaro pour la clémence conjugale.

Dans ses bagages pour l’Italie, Mozart emporte les récitatifs qu’il a déjà écrits à Salzbourg, comme le stipule son contrat. Mais lorsqu’il arrive à Milan, quelle déconvenue ! Par acquis de conscience, le librettiste a soumis son texte au grand poète Métastase, lequel lui a envoyé des modifications. L’infortuné Wolfgang n’a plus qu’à recommencer tous ses récitatifs – une tâche assez fastidieuse.

Un malheur n’arrivant jamais seul, les chanteurs arrivent à Milan plus tard que prévu. Pire : le ténor pressenti pour le rôle de Lucio Silla tombe malade huit jours avant la première et son remplaçant n’est qu’un chanteur d’église aux moyens limités, sans expérience théâtrale. Si Mozart doit se résoudre à lui enlever deux airs sur quatre, ce qui déséquilibre la dramaturgie, il possède en revanche une distribution de premier ordre pour les autres rôles, notamment le castrat Venanziano Rauzzini (Cecilio) et la soprano Anna De Amicis (Giunia). À eux les airs de bravoure, destinés à briller sur la scène du Teatro Regio Ducale de Milan.

Le 26 décembre 1772 a lieu la première, avec trois heures de retard, le public ayant dû attendre que l’archiduc ait terminé d’écrire de sa propre main ses cinq lettres de vœux de nouvel an à l’Empereur. Comme le relate le nota bene savoureux de Leopold Mozart dans une lettre à sa femme : « il écrit très lentement. »

Quel succès l’opéra remporte-t-il lors de sa création ? À lire les lettres de Leopold Mozart, Lucio Silla triomphe rapidement, et il est avéré que l’Opéra dut reporter les premières représentations de l’œuvre qui devait suivre : Sismano nel Mogol de Giovanni Paisiello. Mais les biographes contemporains s’accordent à juger ce succès simplement honorable, loin du triomphe de Mitridate, créé au même endroit deux ans avant. Certes, à seize ans, le jeune Mozart a perdu son statut d’enfant prodige, mais il n’a pas cessé pour autant de progresser.

Dans Lucio Silla, il montre un sens très affirmé de la dramaturgie et de la compréhension des personnages, notamment à travers Giunia, à qui il confie des airs aux couleurs dramatiques nouvelles, peut-être le reflet de ses récents échecs amoureux. De même, son expérience de la symphonie le conduit à accorder une place importante à l’orchestre, au lieu de le réduire à son rôle traditionnel d’accompagnement des airs. Sans doute ces nouveautés, tranchant avec l’écriture à première vue assez stéréotypée de ce genre d’ouvrage, ont-elles dérouté le public milanais, amateur de bel canto, qui n’a pas trouvé dans sa musique tout ce qu’il venait chercher.

Quant à la postérité de Lucio Silla, elle est contrastée elle aussi. L’ouvrage n’a pas dépassé le cadre des représentations milanaises et a mis du temps, même au XXe siècle, à être considéré pour ses propres qualités intrinsèques et non comme une simple partition de jeunesse. On doit notamment au chef Nikolaus Harnoncourt et au metteur en scène Jean-Pierre Ponnelle d’avoir réhabilité l’œuvre à l’Opéra de Zurich en 1981 au cours de dix représentations mémorables, qualifiées alors par le journal Le Monde d’« événement inexplicable, quasi miraculeux » !

Isabelle Stibbe pour Insula orchestra